Récemment, j’ai commencé à lire un article du “Monde” sur la ville chinoise de Suifenhe (ndlr : édition du 8 juillet 2015, rubrique internationale). Aux premiers abords, ce nom de ville n’a rien évoqué chez moi. Pourtant après quelques lignes de l’article, des fragments parcellaires de notre tour du monde me sont alors revenus en mémoire. D’abord, difficilement attrapables, des pensées qui glissent entre les doigts comme des grains de sable : « ce nom me dit quelque chose… » puis, plus concret, plus précis – les grains s’agglomèrent – et confirmé par “google map”: « mais bien sûr, on y a été… ».
Les souvenirs ont alors reflué. Rien de bien passionnant en soi ne nous est arrivé dans cette ville, pas d’expériences mystiques ni de rencontres fortuites, ce qui explique sans doute la difficulté à retrouver au fin fond de ma mémoire l’existence de cette escale. Pourtant, à la lecture de ces quelques lignes, je me suis senti soudainement passionné par le devenir économique de ce poste-frontière et la perspective de la construction d’une ligne de train à grande vitesse a encore plus éveillé ma curiosité.
Suifenhe, dernière ville chinoise avant la Russie
Je ne pensais pas que cette ville oubliée puisse un jour réveiller autant d‘émotions. C’était en avril ou en mai 2012. Le ciel était bas, je crois. Suifenhe était une ville étape sur notre itinéraire, comme nous en avons rencontré quelques centaines sans doute. Ces villes dans lesquelles les bus de voyageurs s’arrêtent 10, voire 30 minutes, peut-être même 1 heure, le temps de permettre à chacun de faire ses petites affaires. Une ville anonyme, qui n’existe dans aucun guide de voyage et qui, pourtant, a peuplé notre quotidien de voyageur. Parfois, il ne s’agit que d’une station essence au milieu de la pampa argentine, ou d’une cafétéria réveillée au milieu de la nuit sur le bord d’une autoroute. A Suifenhe, dernière ville chinoise avant la Russie, nous y avons fait une escale d’une heure, peut-être deux, le temps de se dégourdir les jambes après plusieurs heures d’un bus inconfortable et de déambuler dans la gare routière.
Une ville dont on n’aura même pas pris de le temps de savoir comment se prononce son nom.
Ce jour là, nous avions quitté Haerbin dans la matinée pour traverser la frontière chino-russe et nous rendre dans la ville fantasmée de Vladivostok. La peur d’avoir mal compris les instructions du chauffeur ne nous avait pas permis de trop nous éloigner du bus. Dans le hall de la gare routière – un hangar, une table d’écolier fait office de bureau de change, dernière chance d’échanger ses yuans contre des roubles. Sur une pancarte écrite à la main, le cours du jour est inscrit.
Autour, ce n’est pas l’effervescence mais on comprend vite, tout de même, qu’on s’arrête ici pour faire des affaires avec la Russie si proche. On achète en gros pour revendre quelques kilomètres plus loin, de l’autre côté de la frontière. Au sous-sol de la gare, aussi improbable que cela puisse être, des magasins de salle de bains attendent le client et nous avons tout le loisir de découvrir exposés de nombreux pommeaux de douche et des faïences. Cette errance nous aura au moins permis de découvrir un aspect linguistique important qui nous facilitera notre intégration sur la terre des tsars : toilette se prononce de la même manière en russe. Cette découverte nous était alors apparue telle une révélation, et nous nous étions regardé soulagé, comprenant les implications que cela aurait pour les suites du voyage.
Anonyme sur la route de la mythique Vladivostok
De la ville, nous ne gardons que quelques souvenirs fugaces : une artère principale, un peu de neige sale sur les bas-côté, des immeubles qui se construisent, le sentiment qu’on essaie de combler le vide, d’occuper l’espace. Du paysage, on ne se rappelle que la couleur jaune de l’herbe brulée par la rudesse de l’hiver. Je refrène l’envie de fouiller nos archives photos à la recherche de cette fameuse journée, de ce morne trajet car je sais que quoiqu’il en soit je serais forcément déçu. Les photos ne seront pas à la hauteur du souvenir. En fouillant les archives du site, par contre on retrouve l’article écrit sur ce voyage intitulé La Ruée vers le Far-East et en trois ans, il est rassurant de se rendre compte que la mémoire n’est pas si altérée que ça.
Ce jour là, aussi, il y avait comme un sentiment diffus de crainte, crainte de traverser une frontière aux douaniers pointilleux, crainte d’arriver à Vladivostok à une heure trop tardive et de ne pas trouver notre hôtel. Mais ces préoccupations avaient été atténuées par l’ennui d’un voyage trop long…