“Voir Paris et mourir”, voici l’étrange rêve de nombreux habitants d’Irkoutsk, que nous avons découvert pendant notre séjour dans cette ville. A force d’avoir été bercé par le romantisme décembriste et d’avoir grandi au milieu du “Paris de Sibérie”, tout russe digne de ce nom a en tête d’aller visiter ce fabuleux Paris et avoir ainsi l’impression d’avoir accompli la quête de sa vie.
Et si pour nous c’était d’avoir vu Lénine? Ce personnage historique a hanté de nombreux cours d’histoire pendant nos études, il a aussi concrétisé, pendant un temps certes très court, l’un des plus vieux rêves de l’humanité: créer une société plus juste et égalitaire. Et puis, nous avions déjà manqué à tout nos devoirs en ne visitant pas le mausolée de Mao sur la place de Tien An Men à Pékin.
Son mausolée apparait pourtant minuscule comparé à l’imposant mur d’enceinte rouge entourant le Kremlin, où, de tout temps, a résidé le pouvoir central russe – si l’on excepte la période pendant laquelle la capitale russe était à Saint-Pétersbourg. Dans l’éventualité où l’idée de perturber le repos bien mérité du leader suprême nous effleure, nous sommes délestés de tout ce qui pourrait porter préjudice au leader suprême (sac à dos, appareil-photo, téléphone). Et si la visite est gratuite, la consigne, elle, est payante. Après avoir patienté car le nombre d’entrée est limité, nous traversons, en extérieur, un parterre de tombes des huiles du parti communiste sous le régime soviétique. Nous déchiffrons difficilement le cyrillique pour identifier ces personnages importants, quelques noms ont une résonance particulière faisant appel dans nos mémoires déficientes à des réminiscences des cours d’histoire. Un tel n’était-il pas secrétaire du parti quand…? Une torture intellectuelle qui nous renvoie a nos lacunes. En consultant la fiche wikipédia, nous nous rendons compte que nous avons loupé Youri Gagarine, le premier homme dans l’espace. Laika, quant à elle, a été tout bonnement oublié. Cependant, nous nous étonnons du fait que l’autre star locale, le petit père du peuple, Staline, ne soit pas au-dessus de cette mêlée de dignitaires du parti: une tombe anonyme à côté de laquelle nous aurions pu passer mille fois sans y prêter attention.
Nous entrons enfin dans l’antre surveillée par des soldats russes, dont le regard fier et altier nous laisse entendre l’importance hautement stratégique de leur mission et nous dissuade par la même à ne serait-ce que penser à plaisanter. Nous sommes plongés dans la pénombre, puis un éclairage rouge tamisé nous guide vers Lénine. Pour un peu, on se croirait entrer dans un décor de Kubrick entre Shining et 2001, l’Odyssée de l’espace… Et, le clou du spectacle apparait enfin… Le personnage historique est là, celui qui a marqué l’histoire du XXème siècle est sous verre tel un papillon épinglé par un botaniste amateur. Son corps inerte, inoffensif à jamais immortalisé grâce à un complexe processus d’embaumement repose avec calme et sérénité. Il semble accepter avec fatalisme son nouveau rôle d’idole pour les uns ou de “pièce de musée” pour d’autres. C’est au pas de course qu’il faut accomplir le recueillement, il est interdit de s’attarder devant le corps. La scène se déroule tellement vite, qu’elle parait surréaliste. En tous les cas, le défilé continu de visiteurs ne le perturbe pas pour un sous et aujourd’hui les touristes étrangers ont remplacé les ouvriers que le pouvoir central invitait à venir rendre hommage au leader. Et on se demande pourquoi le corps est aussi bien gardé par une myriade de soldats, peut-être pour l’empêcher de “se retourner dans sa tombe” au vu des métamorphoses économiques du pays suite à l’effondrement du communisme.
Et, il y aurait de quoi: en face du mausolée, se dresse le majestueux bâtiment du Goum qui n’a rien a envié à la Samaritaine, ancien magasin d’Etat qui distribuait les produits des usines d’Etat. Aujourd’hui reconverti en centre commercial pour nouveaux riches, toutes les marques occidentales de renommée internationale ont trouvé un lieu de prédilection pour faire étalage de leurs splendeurs. Ah il est loin le temps où l’on pouvait draguer une fille avec un chewing-gum ou un jean nous confesse, non sans une certaine nostalgie, Christophe, un peintre malgache qui a eu la bonne idée d’intégrer l’école des beaux-arts de Saint-Pétersbourg peu de temps avant la chute du régime. Aujourd’hui, on trouve de tout et en quantité pour peu que l’on ait les moyens de se le payer. A quelques pas, un autre centre commercial a été construit sous terre pour satisfaire la classe moyenne russe dans lequel tous les ingrédients de la malbouffe sont réunis entre Mac-do, Subway, Starbuck et autres chaines de restauration rapide. Peut-être s’étonnerait-il de rencontrer son sosie, bien trop occupé à se faire prendre en photos par quelques touristes et pour quelques roupies, qu’à haranguer les foules des utopies bolchéviques. Mais il serait certainement déçu de le voir s’encanailler avec les sosies de Staline et de Poutine.
Mais sa plus grande déception résiderait certainement dans le renouveau de la foi orthodoxe. Des nouvelles églises fleurissent un peu partout dans Moscou ou bien sont remises à neuf après des années de vaches maigres. En 1998, les restes de Nicolas II, dernier empereur russe, sont rapatriés à Saint-Pétersbourg, dans la cathédrale Saints Pierre et Paul, le “caveau” familial des empereurs russes, 80 ans après avoir été exécuté à Ekaterinbourg. En 2000, l’Eglise orthodoxe décide de canoniser Nicolas II et des images du désormais Saint-Homme sont présentes dans presque toutes les églises orthodoxes, oubliant le régime autocratique qu’il avait fait perdurer et qui avait conduit la Révolution d’Octobre 1917.
Que Lénine se console, le marteau, la faucille et l’étoile rouge continuent de se dresser fièrement sur la façade des bâtiments officiels du régime, emblèmes indélébiles du passé communiste. Ces marques du régime soviétique ont toutefois dû apprendre à partager leur espace avec l’aigle à deux têtes, symbole de l’empire, qui est réapparu avec beaucoup de succès. C’est peut-être dans le métro de Moscou que Lénine retrouvera l’ambiance d’antan (bien qu’il soit mort avant le début de sa construction) : il pourrait y admirer les statues des figures allégoriques du communisme: l’ouvrier travailleur, la femme patriote ou le soldat vaillant. Elles ne peuvent que susciter que l’admiration devant tous ces soviets, bien nourris, bien habillés et le sourire aux lèvres dans n’importe quelle situation (à la guerre, dans les champs, dans les mines, étudiant, etc.). Soulignons, en plus, la délicate attention des communicants de l’époque à mettre sur le même piédestal la femme et l’homme moscovite.
Et puis que Lénine se rassure, le capitalisme a peut-être gagné la Russie mais il laisse à la marge de la société de nombreux russes, qui, peut-être, demain fomenteront une nouvelle révolution d’Octobre. Moscou, ce n’est pas seulement les nouveaux riches, les grosses bagnoles et les boutiques de luxe, une autre monde parallèle résiste: celui des petites boutiques de babouchka dans les passages souterrains des grands axes urbains, des trams aux sièges en bois des années 50, des marchés aux puces où s’échange la misère de ses voisins, les appartements communautaires où s’entassent des russes qui ne s’apprécient pas. Mais peut-être que la cohésion sociale ne s’accommode pas de ces changements. Dans la Russie d’aujourd’hui, il est plus économique de se saouler et de fumer que de se nourrir. Le prix de l’alcool et des cigarettes est proche de celui des denrées alimentaire de base (pain, saucisse). Finalement, l’opium du peuple a sans doute repris les dessus sur l’idéologie.
Au gré des discussions, nous touchons du doigt la réalité et commençons à ébaucher une image mentale de ce qu’à du être la période de transition communisme/capitalisme. Si la Perestroïka (les réformes économiques de Gorbatchev de 1985 à 1991) était une période d’espoir et de dynamisme à l’image de la Movida espagnole (années 80, à la mort de Franco), les lendemains sont moins souriants. La disparition et le démantèlement de l’Etat paternaliste et omniprésent a jeté dans la dénuement et la précarité des milliers de russes. Chacun était en mode survie, et personne ne fut épargné: ainsi les ingénieurs d’état se retrouvèrent gardiens de nuit ou femmes de ménage. La décennie 90 restera dans l’inconscient russe comme une des périodes noire de l’histoire mais le pays semble aujourd’hui se relever lentement même s’il doit faire face à de nouveaux problèmes.
Aujourd’hui, il ne reste pas grand chose du communisme en définitive. Les symboles de propagande sont détournés pour devenir des objets de collection, les casquettes de l’armée rouge sont maintenant des souvenirs pour les touristes, les pin’s de Lénine aussi. Le pays semble hésiter entre conserver le folklore pour les touristes et l’oubli dans la consommation effrénée.