Après trois jours de train, nous avons des fourmis dans les jambes à l’heure de visiter le Paris de Sibérie. Il est amusant de remarquer combien le nom de certaines villes sont devenus de véritable label de qualité touristique, des marques du tourisme mondial. Nous avons déjà rencontré sur notre parcours au moins deux Venise de l’Asie (Suzhou en Chine et Bangkok en Thaïlande) et un Paris de l’Orient (Shanghai). Peut-être qu’un jour ces villes usurpatrices auront-elles à payer des royalties pour pouvoir utiliser cet argument touristique ? Mais pour l’heure nous sommes bien loin de ces considérations et sommes curieux de découvrir en quoi cette ville sibérienne peut avoir quelques accointances avec notre chère capitale. Point de tour Eiffel, ni de Irkoutsk-plage, la ville doit sa réputation à sa riche architecture ainsi qu’à la vie intellectuelle qui a su s’y développer.
La peine de mort est abolie pour être remplacée par la déportation en Sibérie
Malgré les conditions extrêmes de vie (survie?), le peuplement de la Sibérie a commencé aux alentours de 20.000 ans avant J.C et d’après l’hypothèse couramment acceptée ce serait à partir de la Sibérie et via le détroit de Béring que ce serait faite la colonisation de l’Amérique. Quoiqu’il en soit, l’expansion russe, elle, ne débute réellement qu’à partir de 1575 lorsque les cosaques de Yermak mettent le cap à l’Est entrainant dans leur sillage tout un attelage de paysans, aventuriers et marchands de fourrures. C’est donc la ruée vers la fourrure (zibelines, écureuils, loutres) qui aura été le catalyseur de cette colonisation. Au début du XVIIIème siècle, la majeure partie du territoire sera sous contrôle russe.
L’homme a cette particularité qu’il rechigne un peu à aller s’installer dans un milieu hostile. Qu’à cela ne tienne, Pierre le Grand, dès 1649, sera le premier instigateur d’une longue tradition de déportation de tous les coupe-jarrets de Russie mais aussi de tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à un opposant politique. Pour bien comprendre ce que représentait une déportation en Sibérie, la tsarine Elisabeth abolit la peine de mort en 1753 pour la remplacer par un voyage – à pied – en Sibérie.
L’éveil de cette partie isolée du monde à la culture occidentale
Le 14 décembre 1825, alors que le pouvoir se trouve vacant suite au décès d’Alexandre Ier, des militaires fomentent un coup d’état pour imposer une monarchie constitutionnelle. Alors qu’il n’est même pas encore Tsar, Nicolas Ier le réprime dans un bain de sang. Mais ne voulant pas tacher le début de son règne avec trop de sang, le Tsar préfère condamner à l’exil et au bagne la plus grande partie des aristocrates ayant participé à ce complot. Puisque la révolution eut lieu en décembre, l’Histoire se souviendrait d’eux comme les Décembristes. Il se dit qu’ils auraient ramené de France cette idée saugrenue d’une constitution lors au voyage d’Alexandre Ier à Paris suite à la défaite de Napoléon Ier en 1814 alors que le tsar conseillait à Louis XVIII d’écrire une constitution. En quittant Saint-Pétersbourg, ils perdent tout : titre, richesse, femme, enfants. Seules 11 compagnes feront le déplacement jusqu’en Sibérie pour soutenir leur mari. Après avoir purgé leur peine, souvent des travaux forcés dans les mines de la région, ils sont assignés à résidence dans de petits villages. Ce n’est qu’à partir de 1840 qu’ils ont le droit de se rapatrier dans de plus grandes villes telles Irkoutsk. Ces aristocrates cultivés souvent polyglottes et fins lecteurs recréent alors leur habitudes sociales et pour rendre l’exil plus doux se mettent en place dans les maisons de bois typiquement sibérienne de véritables salons littéraires.
Et puisqu’on ne peut sortir de chez soi, le théâtre vient alors à domicile. On organise des pièces dans la salle à manger, les meubles sont poussés et on y installe une scène. Idem pour la musique puisque des concerts de piano sont organisés dans les salons. C’est un petit peu du monde occidental qui vient éclairer la rudesse de la vie sibérienne. A la mort de Nicolas Ier en 1855, son successeur les autorise enfin à rentrer chez eux. De tous ceux qui ont survécu à ces trente années d’exil, un seul fera le choix de rester vivre en Sibérie. Aujourd’hui à Irkoutsk, les maisons des Décembristes sont devenues des musées qui retracent l’éveil de cette partie isolée du monde à la culture occidentale. Et c’est l’une des raisons, cette riche activité intellectuelle qui a sévi au XIXème siècle qui donna le surnom de Paris de Sibérie à Irkoutsk.
Pour aller plus loin : GéoHistoire no.4 « La Russie des Tsars » . Août-Septembre 2012