Nous avons facilement repéré Sajeena et Luna au milieu de la foule de pèlerins venus sacrifier quelques poulets à Shiva, dans un temple à 9 km de Tansen. Elles juraient trop avec leurs vêtements occidentaux, leurs traits urbains de Katmandou, au milieu du décor rural dans lequel nous nous trouvions. C’est arrivé en haut des longues marches d’escaliers menant au temple, sous les rayons tapant du soleil de midi, et à bout de souffle, que nous nous sommes liés d’amitié. Grâce à cette heureuse rencontre, nous n’aurons pas vu les deux heures de marches de retour passer.
La trentaine, elles font partie des rares népalais sortis de l’enseignement supérieur qui ont fait le choix d’une carrière professionnelle au Népal. De leur cercle d’amis de l’université, la plupart ont opté pour l’émigration. Et, comme pour démontrer leur volonté d’agir pour le “développement” de leur pays, elles travaillent dans le social. Euh pardon… le “social marketing”, nouveau concept à la mode, pour désigner les campagnes de prévention ou de formation menées auprès de populations défavorisées, à but non lucratif. Elles sont donc sur les routes la plupart du temps, à voyager seule, et à s’aventurer dans les coins reculés de leur pays. Ce qui ne manque pas d’étonner leurs concitoyens, étant donné le rôle encore très domestique de la femme au Népal…
Quand Guillaume leur confie qu’à la maison, il s’occupe de faire à manger (et qu’il aime ça!), elles s’écrient en coeur “tu as vraiment de la chance d’être “mariée” à un homme comme ça! (pour ne pas “choquer” sur les mauvaises mœurs occidentales, nous nous présentons la plupart du temps comme étant mariés)”. Ce cri du coeur, d’une telle spontanéité, montre combien les mentalités sont dures à changer. D’ailleurs, même si un époux désirait aider sa femme dans les tâches domestiques, la peur d’être raillé socialement l’en empêche. Le fait de vivre avec ses beaux-parents n’aident pas non plus au changement sociétal. La belle-fille est tout simplement considérée comme la servante de la maison. Pas facile dans ces conditions de concilier vie professionnelle et vie familiale.
Malgré leur caractère de “battantes”, elles se seront elles-mêmes pliées à la tradition nationale du mariage arrangé. Nous comprenons qu’il est un devoir parental de trouver un conjoint-e à ses enfants. Les choses évoluant quelque peu, elles auront pu rencontrer leur futur mari avant le mariage, apprendre à le connaitre et avoir même le luxe de pouvoir refuser si le courant ne passait vraiment pas.
Heureusement, leur métier qui les fait voyager par monts et par vaux, leur permet de s’évader de ce carcan social. Aujourd’hui, elles s’occupaient de former des femmes de Tansen à la gestion financière de leur petit commerce. Demain, elles apprendront à d’autres villageoises quelques règles d’hygiène comme celles de pasteuriser systématiquement l’eau de la consommation humaine, etc.
Ce faisant, elles nous avouent s’étonner quotidiennement du fossé qui existe entre les modes de vie des népalais. Même si, à Katmandou, elles disent se battre au quotidien pour mener leur bout d’existence, sans l’aide des pouvoirs publics. En dehors des zones urbanisées, la vie est quand même autrement plus compliquée. C’est souvent qu’elles se demandent comment les gens font pour survivre dans certains endroits. Nous partageons donc le même ressenti…
Nous l’aurons d’ailleurs expérimenté ensemble, car au passage, nous aurons aussi fait la connaissance d’une vieille dame de plus de 65 ans. Sa mission du jour était d’apporter consciencieusement un sac rempli de ghee (beurre) à son fils, habitant Tansen. Elle le transportait “à la népalaise”, c’est-à-dire la charge maintenue sur son dos courbé à partir d’une courroie lui enserrant le front. Etant malade en transports en commun, elle avait pris l’habitude de tout faire à pied! Partie à 7h du matin, la perspective des 12h de marches la reliant à son fils ne l’angoissait pas le moins du monde… Seule celle de faire la route toute seule, l’ennuyait quelque peu, c’est pourquoi elle s’était greffée à notre groupe.
Ah nous formions une belle équipe, tous les cinq à profiter de l’autoroute, aujourd’hui déserte, du fait d’une grève des transports en commun! Pour protester contre la hausse du prix du pétrole, aucun bus n’a été autorisé à sortir de Tansen. Au passage, nous aurons pu vérifier qu’il n’y a pas de voitures individuelles au Népal (en-dehors de Katmandou).
La vieille femme n’avait encore jamais vu d’étranger de sa vie! Du coup, elle n’arrêtait pas de nous dévisager et posait sans cesse des questions à Sajeena à notre égard. Nos relations auraient pu pourtant mal commencer… Nous avions commis un grave impair à ses yeux : Guillaume et moi avions bu au goulot de la même bouteille d’eau. Ce qui ne se fait manifestement pas au Népal, où les hommes et les femmes ne se mélangent pas en société… Heureusement, sa joie de côtoyer des étrangers nous a sauvé la mise… Ajouté à cela, le fait que nous soyons “mariés” et nous étions pardonnés.
Alors que je pensais faire “couleur local” avec mon piercing au nez, cette vieille dame m’aura fait remarquer que je le portais à la narine droite, alors que les népalaises le portent à la narine gauche et ce pour signifier qu’elles sont mariées. Résultat, au lieu de passer inaperçu, c’est avec encore plus de curiosité que les femmes me dévisageaient…
Elle devait manifestement vivre dans un endroit isolé, car elle n’avait jamais vu personne porter des lunettes de vue, encore moins de soleil. Et alors qu’elle nous interrogeait sur la façon dont nous nous les étions procuré, elle nous avoua qu’elle n’avait jamais vu de docteur de sa vie… Les seuls remèdes qu’elle avait déjà consommé se limitaient à quelques cachets d’aspirine contre de mauvaises fièvres.
Tout en nous écoutant converser en anglais entre Sajeena, Luna et nous, et alors qu’elle ne pouvait pas nous comprendre, on pouvait percevoir combien elle nous enviait (gentiment) de notre facilité à nous entendre malgré le fait que nous soyons tous des “étrangers” les uns par rapport aux autres. C’est alors qu’elle a eu cette réflexion : elle aurait bien voulu naitre à notre époque, être instruite et pouvoir ainsi communiquer avec (presque) tout le monde… Nous ne pouvions pas lui promettre que dans sa prochaine vie elle aurait accès à ces savoirs, car la malheureuse ne croyait pas tellement en la réincarnation. Ou plutôt, elle nous confessa qu’elle ne préférait ne pas y penser, car elle angoissait à l’idée de renaitre sous une forme animale…
Arrivés au village, chacun a repris le cours de sa vie, tout en gardant en mémoire ces quelques heures passées en bonne compagnie.