Vous autres, vous avez la montre, nous nous avons le temps!
Ce qui devait arriver, arriva! Nous nous sommes perdus dans une faille spatio-temporelle, quelque part vers Kanchanaburi. La majorité des touristes n’y passent qu’une paire de jours, nous y sommes restés plus de quinze jours. Depuis quelques temps déjà notre rythme avait tendance à cruellement décélérer pour finalement se mettre au point-mort en arrivant dans cette ville. Déboussolés par les inondations qui ont remis en cause notre itinéraire en Asie du Sud-Est en coupant un nombre incalculable de routes, englués par la moiteur de ce bord de rivière que l’on peut regarder sans avoir peur qu’elle ne déborde, ou encore réchauffés par le retour du soleil et du ciel bleu, nous n’avons perdu le compte et n’avons plus compté les jours. Ceux-ci ont délicieusement glissé entre nos doigts, comme le sable du sablier, les grains infinis s’égrainant petit à petit. Un bon mot sénégalais se rappelle à nous: “Vous autres, vous avez la montre, nous nous avons le temps!”. On pourrait l’édifier au rang de proverbe et nous le prenons au mot.
De l’autre côté se trouve la Birmanie.
Kanchanaburi est connue sur la carte du tourisme international pour son rôle pendant la IIème guerre mondiale et immortalisé par la nouvelle de Pierre Boulle et le film éponyme “ Le pont sur la rivière Kwai”. Un Verdun tropical en sorte avec ses musées sur la guerre, ses cimetières militaires ou encore ses mémoriaux. Ajoutez à cela une tripotée de temples bouddhistes disséminés aux quatre coins de la province. Des montagnes karstiques affleurent au milieu des champs de riz, de canne à sucre et de maïs, l’horizon aussi est bouché par cette chaine de montagne. De l’autre côté se trouve la Birmanie. La route qui continue vers le nord mène au passage des trois pagodes, poste-frontière vers le Myanmar mais qui pour nous n’est rien d’autre qu’un cul-de-sac. Les étrangers n’ont pas le droit d’entrer dans le pays par voie terrestre. Qu’importe, pour nous la route n’ira pas plus loin.
On aimerait avoir lu du Marguerite Duras pour trouver les mots justes
La rivière Kwai avec son rythme languide nous hypnotise, quelques bateaux viennent parfois troubler ce calme, seul le soleil semble être en mouvement pour venir se coucher en face de nous et nous gratifier quotidiennement d’une belle lumière colorée. L’heure d’avant est pour nous la plus chaude de la journée, les rayons rasants nous touchent de plein fouet. La température augmente sur la terrasse de l’hôtel, et nous n’avons plus d’endroit pour nous réfugier loin de cette violence. Autour des tables basses, la gravité se fait plus forte et attirent les corps vers le sol, une invitation à profiter de ses coussins posés à même le plancher. Torpeur quand tu nous tiens. Seules les premières heures de la journée nous laissent un peu de répit, la ville d’ailleurs semble être beaucoup plus vivante, les marchés battent leur plein, les deux rues de la vieille ville sont embouteillées par les vélos, scooters, cantines ambulantes, camionnettes ou piétons.Une joyeuse animation chaotique insuffle un peu de vie car chacun sait que dans quelques heures la chaleur étouffera toute velléité de dynamisme. La journée est rythmée par le soleil: bientôt, les rayons de soleil commenceront à réchauffer les peaux, puis la température se fera plus assommante sur les coups de midi et enfin définitivement moite en fin de journée. On aimerait avoir la plume de Marguerite Duras pour trouver les mots justes et partager notre ressenti.
Plus loin, le chat du Dr No ricane doucement dans sa cage.
Les balades dans les rizières amènent un peu d’air frais , le vent courbe les plantes , les champs se meuvent immobiles , une vague de vert. Réminiscences d’images des films de Miyazaki. Le bruissement léger donne à frissonner. La canne à sucre parait si insensible, voire austère à la caresse d’Eole. Les paysages défilent à la vitesse du scooter ou du vélo , et trouvent leur résonance dans les images asiatiques amassées dans la construction de l’imaginaire du voyageur. Moments atemporels, future madeleine de Proust. Ainsi Kanchanaburi nous a sorti des griffes du temps pour nous jeter dans celles du tigre aux allures de gros chats. Au détour d’un chemin de terre, acculé au pied de cette colline karstique, un monastère bouddhiste met un point final à la piste. Un moine directement sorti d’un film de gangster, yakuza façon Kitano, tatouages sur tout le corps et clope au bec l’attestant, nous tend des bouteilles d’eau salvatrices pour épancher notre soif. D’un geste, il nous invite à laisser une aumône dans le petit temple sur notre droite et à nous recueillir. Autre fracture du continuum espace-temps, une momie nous y attend! 30°C et 60% minimum d’humidité à l’extérieur et il ne nous vient pas à l’esprit de nous demander comment un tel miracle est possible. Plus loin, le chat du Dr No ricane doucement dans sa cage. Le soleil a tapé trop aujourd’hui.
Il semblerait que la dernière mode soit de prendre des poses lascives
A la recherche de fraicheur, direction les nombreuses chutes d’eau de la région. Le week-end a amené avec lui de nombreuses familles thaï pour se baigner. Pendant ce temps, chaque trois quarts d’heure, des cars déversent leur cinquantaine de touristes, pour la plupart des russes, pour une grande majorité déjà en maillot de bain. Une demi-heure de baignade puis ils repartent vers une autre destination. Les cascades servent de décor de fond à de nombreuses photos et il semblerait que la dernière mode soit de prendre des poses lascives. A qui ou à quoi peuvent bien être destinées de telles oeuvres? Pendant ce temps, les thaïlandais se baignent habillés. Comme deux électrons autour du noyau d’un atome qui jamais n’entrent en collision, les deux populations cohabitent sans heurts, sans se voir, sans se toucher. Quelle monde étrange! Assis au bord de l’eau, nous comptons les points: sur la gauche, un bikini dans une pose qu’on ne préfère pas décrire; à droite, une famille apprend à nager.
Et c’est ainsi que nous avons donné 15 jours à Kanchanaburi.