Aux yeux du monde entier, le conflit qui oppose actuellement le gouvernement chilien aux étudiants a des allures d’émeutes urbaines et de guerre civile entre de jeunes chiliens “trop gâtés” et les tenants au pouvoir. C’est à cause des images de violence, qui éclate à la marge des manifestations étudiantes, que les médias du monde entier s’empressent aussitôt de diffuser.
Aujourd’hui une des réponses du gouvernement chilien est de plancher sur un nouveau délit: celui d’être encagoulé dans une manifestation sur la voie publique. Cette riposte revient tout simplement à criminaliser des protestations sociales de jeunes qui ne disposent pas d’autres moyens d’expression que les marches dans la rue ou les occupations des établissements d’enseignement. C’est cette même politique répressive qui a conduit à arrêter des milliers d’étudiants depuis le début du conflit, il y a 3 mois. Ou encore à infiltrer des policiers dans le rang des manifestants pour y jouer le rôle du casseur. Récemment, la cour inter-américaine des droits de l’homme dénonçait même des débordements policiers.
Tout cela pour décrédibiliser la portée philosophique du combat des étudiants. Lorsque le peuple se soulève contre les injustices sociales d’un modèle économique trop libéral, ce sont toujours les mêmes recettes qui s’appliquent partout dans le monde.
Il nous fallait comprendre quelles étaient les questions de fond que soulève ce conflit.
Les étudiants ont entamé leur rapport de force à la rentrée universitaire 2011-2012. Pour dénoncer un système universitaire inéquitable et mercantile, ils ont multiplié les manifestions, presque quotidiennes, et les occupations de locaux. Le mouvement touche toutes les grandes villes universitaires du pays (Santiago, Valparaiso, Concepcion, Valdivia, Antafagosta, Vina del Mar, Arica, Calama, etc.). Très vite, les lycéens ont rejoint les rangs, les prochains sur la liste de la “mal-éducation”. Ou encore, certains professeurs et recteurs d’universités publiques qui n’avaient surement pas rêvé dans leur jeunesse de participer à un système éducatif aussi peu réceptif à l’ascenseur social.
Les revendications des étudiants sont les suivantes:
1. Un droit à une éducation gratuite:
Le ticket d’entrée moyen pour faire des études supérieures au Chili se situe entre 400 et 600 euros mensuel, secteur public et privé confondu. Ajouter à cela le loyer et les autres frais incompressibles et vous comprendrez vite que des jeunes issus de milieu modeste n’ont presque aucune chance d’étudier dans un pays où le salaire moyen s’élève à 900 euros et le salaire minimum à 270.
Ils ne peuvent pas non plus compter sur des bourses, leur distribution actuelle est extrêmement rare, soit réservées à des génies, soit affectées à un cursus en particulier.
Pour les plus pugnaces, il ne reste guère plus que le crédit bancaire, en plus des petits boulots comme ranger dans des sacs plastiques les achats des chiliens dans les supermarchés…Ils pourront contracter leurs prêts, parfois sur 15 ans, directement auprès de leurs universités, certaines ayant développé des services financiers complémentaires à leurs offres pédagogiques. Ces “services” constitueront alors une source de financement non négligeable pour ces établissements d’enseignement. Il ne faut pas trop les blâmer car, après tout, l’Etat ne met la main à la patte qu’à hauteur de 15% du cout global de l’enseignement supérieur (contre plus de 70% dans les pays de l’OCDE). Cela représente 4,4% du PIB chilien, l’un des taux les plus bas au monde, alors que la croissance économique est des plus soutenue (9,8% au premier trimestre 2011).
2. Droit à une éducation à but non lucratif:
La gestion d’université privée s’est convertie en le dernier business à la mode. Sur les 60 universités que compte le pays, pour environ 800 000 étudiants, 35 sont privées.
La loi générale sur les universités de 1981 interdisait pourtant la création d’établissement d’enseignement supérieur à but lucratif. Mais les défauts d’encadrement de la liberté entrepreneuriale au Chili ont conduit à détourner allègrement la règlementation. La mesure du profit de ses entreprises lucratives est cependant difficile à obtenir du fait de la création habile de sociétés filiales, comme des sociétés immobilières ou de prestations de services en lien avec l’éducation.
Les établissements publics sont alors devenus les parents pauvres de l’enseignement supérieur. Délaissés par l’Etat et par les jeunes chiliens aisés, ils n’ont plus trouvé les moyens financiers d’être compétitifs dans ce marché de l’éducation. Tant et si bien que pour certains cursus, comme l’enseignement supérieur technique, les étudiants n’ont pas d’autres choix que de se tourner vers le privé. Puis, ce qui devait arriver arriva, de nombreuses universités publiques ont été privatisées et on connait les chiffres du jour: l’enseignement supérieur chilien est privé en majorité.
D’autres messages, plus poétiques, s’invitent dans tous les recoins des centres universitaires, comme par exemple à Valparaiso: “s’il n’y pas d’éducation pour tout le monde, alors il n’y en aura pour personne” “pour que l’éducation s’améliore, le peuple se met en action” “un pays développé est un pays éduqué” “Le Chili n’est pas à vendre” ‘”C’est l’ignorance du peuple qui maintient l’actuel gouvernement au pouvoir” “le gouvernement criminalise les protestations alors que les criminels ce sont ceux qui font du profit avec l’éducation”, etc.
Mais, même s’il attire la sympathie de 80% des chiliens qui se remettent à jouer du cacelorazo (concerts de casseroles) pour les soutenir, le combat des étudiants n’est pas gagné pour autant.
Au sein du gouvernement tout d’abord, de nombreux ministres sont en proie à de graves conflits d’intérêt en raison de leur implications financières ou professionnelles au sein des universités privées. Ces dernières n’ont évidemment pas envie que les règles du jeu de leurs petites affaires bien lucratives changent. A commencer par le ministre de l’éducation en personne, Joaquim Lavin, présidentiable 2014 (au Chili, on ne peut briguer deux mandats présidentiels à la suite), qui se trouve être le fondateur d’une des premières universités privées du Chili, l’université du développement. Depuis, il a été démis de ses fonctions, mais il traine encore au gouvernement en qualité de ministre de la planification sociale.
Au sein de ce gouvernement, l’éducation est donc considérée comme un bien de consommation comme un autre, qui ne doit pas être dispensé des règles du marché (comme la réalisation de profit) quitte à proposer des droits universitaires exorbitants qui mettent sur le carreau plus de 50% des jeunes chiliens à la fin du secondaire.
En ce sens, la droite chilienne au gouvernement manifeste son attachement au modèle néolibéral mis en place dans le pays dans les années 80 par le dictateur Pinochet. Ce dernier avait recruté toute une équipe de “Chicago Boys” pour appliquer les théories économiques de leur gourou nord-américain, Milton Friedman.
Quant à son président, Sebastian Piñera, les chiliens l’ont élu en 2010 en pensant que tout ce qu’il touchait se transformait en or et qu’il saurait rendre le Chili aussi prospère que ses propres entreprises. Avant d’être élu, ce milliardaire était propriétaire de la majorité des actions de la compagnie aérienne LAN, leader sur les liaisons en Amérique du Sud. Mais voilà, on ne gère pas un Etat comme on gère une entreprise. C’est l’amère conclusion que doit surement penser le Président, dont la côte de popularité de 26% est la plus basse depuis que Pinochet s’est retiré du pouvoir exécutif en 1990.
Peut-être aura-t-il appris à tourner 7 fois sa langue dans sa bouche avant de lâcher ces petites phrases mesquines du type “à propos de ces manifestations étudiantes, je vais m’occuper de la majorité silencieuse”.
Aujourd’hui, le gouvernement semble prêt à quelques ouvertures. Il a annoncé une baisse de 5,6 % à 2 % du taux des prêts garantis par l’État aux étudiants, a présenté un nouveau mécanisme de bourse qui pourrait bénéficier à 40 % des étudiants et a promis la création d’un fond de quatre milliards de dollars pour l’éducation. Cependant, la remise en cause du modèle d’éducation à la chilienne, basé sur le profit, n’est pas à l’agenda. Au bout du compte, les universités privées pourraient bien être les bénéficiaires de cette manne financière inattendue, si l’état d’abandon des universités publiques ne change pas.
Ce qui est sûr c’est que ce n’est pas le jeu des chaises musicales auquel s’adonne le Président avec ses changements ministériels qui calmera les clameurs de la rue. Une fois lancé, on n’ arrête plus le chilien revendicatif! Après les étudiants et les mineurs, c’était la société toute entière qui faisait la grève générale les 24 et 25 aout derniers. Ces manifestations seraient les plus massives depuis le retour de la démocratie au Chili.